[AV/T-NF&SJ] Rien, noir, bang, rien

Physiquement, physiquement comment ? Comme dans un miroir ? Là, dur à dire. Un passant le dirait négligé, l’air dans la lune, des lunettes de soleil même en hiver, la démarche hésitante et la canne blanche bien ancrée aux doigts.
Par contre, du bout des doigts … En fait, la même, presque. Il s’en fout, de son apparence. Il la voit pas, faut dire.
 
Mais plus détaillé, disons qu’il est ce badaud, ce gars réveillé après le dernier snooze, qui a enfilé un t-shirt trop grand, un vieux pantalon de la semaine passée, ou même un kimono, et qui a pris la route de la rue sans cérémonie. Des lunettes et une canne pour aveugle en bonus.
Vous pouvez le dire, un peu crade. Oui, et non. Quand il le veut, il peut être impeccable – et ça arrive. Mais le plus souvent, il n’en a rien à carrer. De toute façon il vit en face de son boulot, passe sa journée avec une tenue de boulot qu’il enfile à l’arrivée, souvent à l’envers (volontairement, ça force l’empathie), et reste courbé au-dessus de son comptoir.  
C’est tout.
 
 
Question mental, on passera sur le côté double-face, cette fois. Eishun est blasé, las, lent, triste. Il a eu des rêves, et les a foiré – il fait un taf chiant, mais au moins il a un taf. Des fois, sur une montre innovante, on peut surprendre un pic d’émotion, de joie, ou d’on-ne-sait-quoi qui le traverse, un moment fugace.
Et puis ensuite, ça retombe.
Pas pour dire qu’il n’est pas sympa, loin de là. Mais il n’a plus d’ami, plus de contact, plus rien d’au-delà du professionnel. Alors, il ne sait plus trop, s’il est sympa.
Mais j’vous jure, dans le fond, il est cool, Eishun.

Rien, noir, bang, couleurs.
Le début classique, répété – archi répété.
 
Mais pas cette fois. Le bang, son bang n’a fait que boucler, jusqu’à s’en faire chier. Rien, noir, noir, noir, noir, noir. Quoique, est-ce qu’il y a vraiment une différence entre le rien et le noir ?
Pour certains, oui. Carrément. Parce que le rien, c’est rien ; et le noir, c’est tout.
Mais on s’en fout.
Parce que lui, il y pige que dalle à cette nuance.
Parce que lui, pour te la faire courte, il est aveugle.
 
Au moins, ça saute bien des détails, non ? Pas de décor d’enfance, pas de visage mémorable, rien que des voix, des odeurs, du toucher. Quand tu souriais en voyant ta mère, lui il comprenait pas – premier mot à 3 ans, premier pas plus tard, premier cours trop tard.
Il était pas con, pourtant. Il saisissait des trucs, travaillait le braille, parlait comme il pouvait, maîtrisait bien la canne. Mais ça suffit pas, tous ces trucs-là. Dans un monde où ton voisin peut avoir huit sens, en avoir la moitié, ça craint.
 
Mais bon, détaillons.
 
Eishun est né à Kaga, dans l’Ishikawa en 278. Pas un bled l’endroit, mais clairement pas une mégalopole – correctement desservi, la mer à portée, de l’étendue verte dans le coin. Il aimait bien.
Il y a grandi, pas vraiment normalement. Il s’est plutôt battu pour prendre de l’âge, dans l’idée : ses parents pas trop riches lui ont filé quelques ressources, et il s’est acharné pour les exploiter. Il a appris à lire, s’est intéressé aux sciences, aux autres. Il s’est fait des amis, des bons, et a été heureux, tout compte fait.
Comme les autres dans son cas, ses autres sens ont pris le pas. Il avait le pif rodé comme pas deux, les oreilles à l’affût, les doigts délicats. Mais bon, quand même, c’était pas pratique.
 
Quoi qu’il en soit, les années ont filé, un peu lentement. Et puis un jour, c’est arrivé. Ouais, ça, le truc qui change ta vie, qui fout la bringue dans ta famille et qui te propulse au rang de rockstar d’une journée. Il avait un Alter. Lui.
L’euphorie retombée, la coïncidence a commencé à paraître grossière : marrant ça, un type aveugle, qui a des doigts capables de faire presque office de yeux. Alors, il a consulté. Des tas de médecins, de spécialistes, de charlatans. Puis le verdict est tombé.
C’était à cause de ça, qu’il avait les yeux flingués.
 
Il l’a mal vécu. Normal. Qui voudrait troquer une vie de galère contre, hmm, ce vieux pouvoir tout niqué ? Il s’est senti maudit, mal dans sa peau, a filé des idées noires. Mais là-dedans, il a gardé un espoir, un tout petit. Après tout, il était bon en cours, et c’était de la graine de héros désormais, non ? Une grainounette, mais une graine quand même.
Et banco, à quinze piges, il a été accepté à Yuei. La méga classe. Ça a fêté le petit prodige, celui qui avait triomphé contre vent et marais – mais personne avait capté qu’il s’était inscrit dans la filière Assistance. Prévoyant le fauve, quand même : qui aurait voulu d’un héros pas foutu de voir sa cible sans lui caresser langoureusement le pectoral, hein ?
 

Bref. Fasteuh forouard, deux ans passent. C’est cool, sa tenue gratte pas trop, il fait des gadgets sympas. Enfin, bien sûr, les emmerdes reviennent.
Il arrive pas à entrer en dernière année. Putain de physique-chimie. Ah, puis putain de marketing, aussi. De manière générale, Daredenaze était une bille en théorie – tout ce qu’il savait faire, mais qu’il faisait putain de bien, c’était d’assembler des machins, et les faire fonctionner. Un petit Q comme dirait l’autre, mais un petit QI comme dirait d’autres. Même si, entre nous, il est loin d’être con, le bougre.

La suite, est plate. Il fait sa terminale en filière classique, toujours à Yuei (sa famille a des attentes, il ne leur dit rien, par fierté). Il tente une fac, se rate, se lamente.
Il boit, un peu, beaucoup, mendie. Un vieux pote passe, en vacances, le trouve. Ils parlent, il a un oncle dans le coin – il fait de belles horloges. Il est bon là-dedans, non ? Oui, c’est vrai.
Faisons ça.
 
Il passe l’entretien, le rate, est embauché. Il bosse un peu, fait ses preuves, est vraiment bon.
Fin. Ouais, fin. Enfance naze, espoir, vie répétitive. Pas de bang, pas de couleurs, c’était annoncé.

Rien de plus marquant que ce jour où, en attrapant sa canne un matin, il l’a vue. Oh, ouais, pas comme vous ou moi la verrions ; mais, disons, à sa façon.
Une image bouillante, fugace, puissante, floue, et pourtant très précise. Une vision au microscope, sans les bords et les contours, sans les couleurs et les nuances – sans rien, et pourtant avec tout. Son esprit sans ancre, sans idée, sans concept s’est retrouvé soudain envahi, plein de cet objet, plein de ses microliens, picoéléments, nanoparties. Il savait tout ce qu’il y avait à savoir sur ce bâton, mais n’avait aucune foutue d’idée de ce que cela signifiait.

Autant dire qu’il a sursauté, et l’a laissé tomber. Sauf que c’était déjà trop tard. Il savait, il avait compris. Parmi les différents, il était différent. Des yeux au bout des doigts.
Ouais, c’est ça. Il était toujours aveugle, mais peut-être qu’il pouvait apprendre à percevoir. Non, à apercevoir.

Alors, il l’a ramassé. L’image sans image est revenue, le concept parfait sans substance était là. Il s’est assis, s’est concentré. Il a décomposé, tout.
Et ça ne l’a avancé à rien.
Mais au moins, c’était un point de départ.

Y a un mot pratique pour parler de gaillard, c’est l’errance.
Oh, ouais, quelque part, il aimerait bien devenir l’assistant d’un héros célèbre, que son nom soit rattaché à mille inventions superbes et inédites ; que l’on pose son regard sur lui avec déférence et admiration, qu’un de ces gars qui font la une lui tape dans le dos amicalement.
Mais dans la réalité, il est aveugle, et a raté Yuei.
Alors, ce qu’il espère pour demain, c’est une prime. Puis s’il pouvait y avoir une promo sur la nouvelle tablette-braille, ce serait super.  
 
Mais quand même, ce serait cool d’avoir ce vrai bang, un jour, non ?

Eishun ne lit pas trop les journaux. Oh, pas qu’il ne puisse pas – vous seriez surpris par le nombre de traductions vers le braille -, mais c’est simplement qu’il s’en fout. Dans une vie répétitive, les informations font grincer les rouages.
Alors, il ne s’intéresse pas au débat ambiant, cette engueulade séculaire autour du bienfondé ou nom des Alters.
 
Mais s’il devait avoir un avis, il dirait qu’il est jaloux. Jaloux des autres, jaloux de ceux qui s’en sont bien tirés, jaloux de ceux qui n’ont juste rien tiré.
Il donnerait tout pour un meilleur Alter, et davantage pour ne jamais en avoir eu.
Et donc, dans le fond, il ne voit pas le problème de la cohabitation. Cool pour les uns, pas grave pour les autres, hein ?

Tout le monde s’en fout, des horlogers. Plus de clients, plus de thunes, plus rien de trop précieux – les montres hors de prix sont ailleurs, les caisses pleines chez les autres, l’intérêt jamais venu. Alors personne ne vient jamais braquer.
Pourtant, ça le changerait un peu, de sa routine. Ça ferait de l’animation, les télés viendraient, des curieux poseraient des questions, des trop sentimentales deviendraient clients d’un jour.
Mais bon, c’est pas ça le but du crime, hein ? Ça sert pas à renflouer ceux qui en ont besoin, et à occuper ceux qui se sont fait chier, pas vrai ?

M’enfin, faut pas l’écouter, dans ces moments-là. Il est allé à Yuei après tout ; il a voulu aider les héros, en fait. Avant la rue, il était très manichéen ; maintenant, il n’en a plus rien à carrer. Allez, détroussez, tant que ce sont les autres.

La société, hein ? Ce truc fait pour les voyants, avec ces lueurs, des couleurs, des écrans de partout ?
Ouais, non, pas pour lui. Il pige rien au quotidien, aux troubles, aux évolutions, aux scandales, aux ... Tout, en fait. Il mène son quotidien, écoute distraitement, bavarde parfois, rarement.

Les choses vont, avancent. Les scandales éclatent, les boîtes héroïques ferment, l'internationale s'éteint, un peu, davantage. Mais dans le fond, est-ce que ça va plus mal ? Est-ce qu'il y a besoin de monsieur tout le monde, ou bien est-ce qu'il n'y a que les culs bien assis qui devraient s'intéresser à ces mouvements ?
Vous connaissez sa réponse.

De temps en temps, une info filtre. Un badaud à la voix trop forte, un blabla qui s'engage bon an mal an, n'importe comment. Des fois, ça l'intéresse. Il écoute, se fait un avis, le tait. Et ça s'arrête là.
Le monde peut bien avancer, la Terre tourner, que ça ne lui change rien. C'est le gentil horloger handicapé du quartier, rien de plus. Il laisse la paroles aux héros, aux vilains, aux politiques. De toute façon, ça intéresse qui son avis ? C'est qu'un aveugle asocial, qu'on le laisse pourrir.