Higashigushi Dai, mreow ! [Terminée]

Le bruit des touches de l'ordinateur familial résonnait dans le salon anormalement calme. La langue coincée entre les dents, les yeux rivés sur l'écran, le Chat était en pleine concentration. Ses doigts volaient sur le clavier, effectuant une chorégraphie rythmée dont seul le maître à danser connaissait le sens. Mais malgré son état de presque transe, les oreilles duveteuses sur le haut de son crâne s'inclinèrent pour identifier la présence qui s'était faufilée dans son dos. Il n'eut pas besoin de se retourner pour connaître l'identité de l'inconnue ; son odorat s'en chargeait. La maison avait beau être remplie d'hybrides félins, c'était quand même difficile de surprendre un chat.

« On t'a jamais appris que c'était impoli de regarder par-dessus l'épaule des gens ? » soupira-t-il.

C'était bien idyllique de croire qu'il aurait pu bénéficier d'un instant d'intimité dans cette maison. Une jeune femme à la peau aussi matte que la sienne et aux cheveux de jais se pencha, réajustant les lunettes sur son nez sans dire un mot.

« Et pourquoi tu fais semblant de porter des lunettes ? Tout le monde sait que ta vue est absolument parfaite. »

« Parce que ça me donne un air sexy ! » s'exclama-t-elle, un sourire démoniaque sur son visage.

« Ughh, dégueulasse ! » lança-t-il avec une moue dégoûtée. « Mais je t'ai pas donné le droit de lire ! Et tu me déconcentres ! »

« Oh ? Mais en tant que grande sœur, c'est mon devoir de m'assurer que mon cher petit frère ne fasse rien de dangereux ! »

La jeune femme savait exactement sur quelle corde elle devait tirer pour provoquer l'agacement de son cadet. Elle n'avait que deux ans de plus, mais elle adorait lui rappeler qu'elle était la plus âgée des deux. Et pour enfoncer le clou, elle frotta sa joue contre celle de Dai. Ce dernier se leva d'un bond, s'éloignant prestement de cette démone aux airs de féline. Il frotta son visage frénétiquement, comme pour effacer la trace d'affection invisible de sa sœur.

« Tu sais que je déteste quand tu fais ça ! »

C'était faux. Le côté hybride en lui adorait ce geste si rassurant, ce geste qui signifiait la confiance, qu'il était chez lui, entouré des siens. Mais jamais Dai ne l'avouerait à qui que ce soit et tant qu'il ne se mettrait pas à ronronner sans faire exprès, son secret serait bien gardé. Surtout que dans cette situation, la signification était tout autre : elle voulait dire "on fait partie de la même famille, que tu le veuilles ou non".

Profitant de la chaise vacante, la cadette de la fratrie s'installa au bureau, lisant le texte à voix haute pour en faire profiter toute la maison. Elle prit une voix digne de la narration des plus grands films de super-héros puis déclama :

« Furtif comme un ninja, rapide comme un avion supersonique ! Des griffes acérées comme des lames de rasoir, des canines qui feraient pâlir les requins ! Une agilité hors-normes et un cœur grand comme un immeuble de douze étages ! C'est moi, votre Chat héros de quartier ! Je suis... »

« Tu devrais rajouter "et l'odeur d'un poisson mort" ! »

« Oui, et "bête comme ses pieds !" » s'exclamèrent les deux benjamines de la famille en s'esclaffant lourdement, affalées sur le tapis du salon, occupées à lire des magazines.

« Mon odeur est parfaite ! Et je suis normalement intelligent ! »

« Et aussi modeste... » grogna l'aînée depuis la cuisine.

Levant le nez de son roman et de son verre de vin, celle qu'on aurait pu jurer être une des sœurs s'exprima de sa voix chantante :

« Moi j'aurais dit "beau comme un camion", mon chéri. »

« Euh... merci m'man ? »

« C'est quoi ? Un blog ? »

« Oui. Pour raconter mes aventures. Et avec un peu de chance, un héros tombera dessus et me voudra comme sidekick... ? »

« Quelles aventures ? Quand tu descends les poubelles par exemple ? »

« C'est ça, rigolez. Vous ferez moins les malignes quand je serai dans le top 10 des héros, mreow ! »

N'ayant pas envie de poursuivre cette discussion plus loin, Dai sortit de la pièce en tapant ostensiblement des pieds pour montrer son mécontentement. Chose assez difficile en soit quand on est un chat naturellement agile et discret. Il s'enferma dans sa chambre, se laissant glisser contre la porte qu'il venait de claquer. Il ramena ses genoux contre sa poitrine, posant sa joue sur le dessus.

Et son regard se posa naturellement sur le miroir plein pied accroché au mur à sa droite. Il observa son reflet pendant quelques secondes. Ses cheveux bruns en bataille, sa peau caramel. Ses oreilles bougeant pour capter le moindre bruit, comme des antennes. La cicatrice sur son œil gauche, pâle. Il se leva, se mettant face au miroir, analysant sa stature : il était svelte, comme un chat. Mais ses vêtements cachaient des muscles solides, bien que peu gonflés malgré ses exercices de musculation. Il releva ses manches, jugeant ses bras pour constater qu'ils n'avaient pas changé de diamètre depuis ce matin.

Puis il croisa son propre regard ; ses yeux d'un bleu perçant ne reflétaient qu'une profonde tristesse. Il savait bien que ses sœurs ne le taquinaient pas méchamment, mais ça lui rappelait à chaque fois que malgré sa famille nombreuse, il était seul. Le seul à ne pas avoir de binôme pour l'épauler, et cela le faisait souffrir. Mais il refusait de voir l'image qui lui était renvoyée.

Comme chaque fois pour chasser ses pensées noires, il s'agrippa à sa barre de traction et compta les répétitions à voix haute. Il préférait s'épuiser que de ressentir. Car sa personnalité extravertie en façade cachait des blessures bien plus profondes, invisibles aux yeux des autres.

Il était connu comme le rigolo de la classe, le boute-en-train, jamais sérieux, jamais à court de blagues pour plaisanter. Celui qui se fait facilement apprécier, qui s'intègre dans n'importe quel groupe. Mais... cette personnalité était à double-tranchant. Apprécié de tous, mais le meilleur ami de personne. Celui dont la présence se remarque par sa personnalité exubérante, mais dont personne ne déplore l'absence. Ne réussissant pas à garder des amis pour la vie, étant toujours celui à la poursuite des autres, le pot de colle, jusqu'à ce qu'il lâche prise à contrecœur.

C'était le même schéma à la maison, ce schéma qui se répétait depuis son enfance malgré les changements de classes et d'écoles. Et pour quelqu'un capable de donner sa vie pour les autres, ayant besoin d'être entouré, il n'y avait rien de pire que la solitude. Rien de pire que de se sentir seul en se tenant au milieu d'une foule.

Il se coucha sur le sol, les bras écartés et endoloris, le souffle court. Il regarda les posters collés au plafond. Quand il serait un vrai héros, tout ça changerait. Il se trouverait des amis pour la vie, un sidekick avec qui il formerait un duo inébranlable. Il ne serait plus jamais seul.

L'histoire de Dai commence bien avant sa naissance :  elle commence avec la rencontre de ses parents. D'abord sa mère, magnifique jeune femme aux traits félins et à la voix douce comme du velours. C'est d'elle que lui et ses sœurs tirent leur peau bronzée, grâce à leurs origines cubaines. Devenue rapidement une célèbre chanteuse à Cuba grâce à sa voix sensuelle et son apparence envoûtante malgré ses attributs de mutante, la jeune femme démarra des tournées internationales pour étendre sa popularité. Et c'est dans un café huppé de la capitale du Japon que la jeune femme rencontra le futur père de ses enfants. Entre l'hybride de chatte domestique et l'hybride panthère noire, le coup de foudre fut immédiat. On pourrait même dire... qu'ils étaient félins pour l'autre.

Très vite, le premier fruit de leur amour pointa le bout de son museau. La grande question se posa alors : où fonder leur foyer, où élever leurs enfants ? Au vu des circonstances géopolitiques, la logique aurait voulu qu'ils retournent dans le foyer de la dame, ou du moins en Amérique du Sud. Ils auraient pu rejoindre la Nation Éveillée de l'Orénoque, vivre en paix et élever leurs enfants dans un cadre serein. Mais le père de Dai refusa.

Militant engagé pour l'acceptation des altérés dans la société, il était inconcevable pour lui de "s'enfuir", comme il le disait. De tourner le dos à ses valeurs. Cette situation fut source de nombreux conflits entre les deux amants, chacun campant sur ses positions. Les menant presque à la séparation... Jusqu'à ce que la cubaine cède aux arguments de son fiancé japonais. Ils ne choisissaient vraiment pas la facilité et peut-être qu'ils le regretteraient dans le futur, mais pour l'instant ils étaient ensemble, ils s'aimaient et c'était l'essentiel.

Le couple accueillit son premier enfant sur le sol japonais, une petite fille. Puis deux ans plus tard, une deuxième fille. Encore deux ans après, leur premier et unique fils : Dai. A cette fois-ci trois ans d'intervalle, une nouvelle petite fille vit le jour et encore une autre deux ans après. Cinq enfants, quatre filles et un garçon, au plus grand malheur de ce dernier. Oui... presque comme une portée de chats. La famille vivait dans le bonheur, malgré les épreuves qui s'installaient sur leur chemin.

Dai fut le seul de sa fratrie à hériter des caractéristiques du chat domestique de sa mère, alors que ses sœurs gagnèrent la loterie génétique en prenant les traits de panthère de leur père. Il n'y avait aucun mal à être un chat... Mais c'était déjà difficile de se faire sa place au milieu de quatre sœurs aux caractères bien trempés ; en plus, elles possédaient une constitution plus massive que la sienne. Son enfance n'avait donc pas été des plus faciles...

Pour un altéré, c'était déjà difficile de se faire une place dans la société. Pour un mutant, c'était pire. Un mutant métisse... Inutile de se lancer dans de grandes explications pour deviner les conséquences. Il avait été aussi moqué quelquefois à l'école pour son alter, jugé "de fille". Comme si les chats mâles n'existaient pas ! De tous ces événements avait découlé une phase rebelle où il avait essayé de tout rejeter, sa famille, ses origines, qui il était. Il en avait voulu à ses parents, spécialement à son père, pour avoir refusé d'habiter en Amérique du Sud. Il avait tenté de cacher ses traits, aplatissant ses oreilles sous des bonnets serrés. Il avait voulu... être quelqu'un d'autre. Mais sa vie avait marqué un tournant lorsqu'il s'était fixé un but : devenir un héros. Il deviendrait quelqu'un qui inspirerait les autres à s'accepter, et pour cela le premier point était très clair... Il devait s'accepter lui-même.

Bien que relativement tranquille, la vie de Dai fut néanmoins rythmée par des hauts et des bas, parfois coupées d'événements marquants, choquants ou traumatisants. Mais son envie de devenir un héros ne pouvait être qualifiée d'événement. Il n'était rien arrivé en particulier, il n'avait pas eu de révélation du jour au lendemain. C'était une idée qui s'était installée petit à petit, alors son obsession pour les héros grandissait. Tout comme lui, c'était une idée qui avait mûri avec les années. D'abord comme une utopie, qu'il ne s'autorisait pas à imaginer, elle s'était transformée doucement en rêve, puis en projet ; c'était maintenant une vocation.

Mais des événements, il en avait eu ; il lui était arrivé plusieurs fois de se faire agresser verbalement pour son apparence, rien d'étonnant pour un mutant. Il y avait eu l'histoire de sa cicatrice sur le visage. Pas de combat contre un vilain, pas pour défendre la veuve ou l'orphelin, pas d'accident. L'histoire était bien plus banale : quelques années auparavant, alors que la petite famille était partie camper dans la montagne, elle avait été la cible d'une meute de chiens sauvages. Sa passion pour les super-héros s'étant déjà manifestée à ce moment-là, Dai s'était lancé au-devant de la bataille que ses parents auraient très bien pu gérer seuls... ce qui lui valut cette belle cicatrice sur le visage. Mais le Chat en était plutôt fier : il trouvait qu'elle lui donnait un air badass.

Il y avait eu l'attaque du Groupe S sur Yuei, alors qu'il venait tout juste de faire sa première rentrée au lycée, puis toutes les attaques perpétrées par ce groupe lui rappelant ce mauvais souvenir. Il y avait eu son père, enfermé quelques jours pour avoir manifesté contre la nomination de Setsujoku Koji. La peur des conséquences d'avoir assumé ses idéologies, la confiance dans le gouvernement et en la société qui se fissure ; un vrai encrage dans la réalité et la vie d'adulte. Ses premiers stages et le stress ressenti.

Mais l'expérience la plus traumatisante de sa vie était sans concurrence lorsque qu'un vilain avait pris en otage une salle de concert où sa mère se produisait. Enfants, totalement impuissants, la fratrie avait suivi en direct les événements à la télévision, dans la peur et les larmes, se préparant à entendre à chaque instant que leur maman avait été exécutée. Mais grâce à l'intervention des héros, tout le monde était sorti vivant, le vilain compris. Et même si cet épisode lui donnait régulièrement des cauchemars, tout ça n'avait fait que renforcer les convictions de Dai.

Sans trop de suspens, l'objectif de Dai est de devenir un héros. Ses motivations sont par contre nombreuses, paradoxalement autant de raisons altruistes qu'égoïstes. En devenant un héros, il espère s'affirmer auprès des siens, être reconnu pour ce qu'il est, être entouré ; ne plus souffrir de la solitude. Rencontrer des gens qui tiendront à lui autant qu'il tiendra à eux, des amis pour la vie. Être vu pour qui il est, au-delà de son apparence, peu importe les caractéristiques, peu importe la couleur de peau.

Mais il veut aussi améliorer la société : changer la perception des gens sur les mutants. Il veut qu'altérés et non-altérés puissent cohabiter en paix, gommer ces différences qui les séparent. Il croit en la bonté de l'Homme. Il pense qu'il y a du bien dans chacun, ce qui fausse parfois son jugement sur les vilains. Il veut être quelqu'un qui inspire, à qui on fait confiance, qui aide à sortir le meilleur de chacun. Il veut contribuer à l'élévation de la société vers le meilleur.

Son chemin n'est pas tout calculé à l'avance, il préfère vivre dans le présent. Pour l'instant, son objectif est de réussir son lycée, de vivre chaque expérience au maximum et d'obtenir sa licence. Pour le futur ? Pourquoi pas rejoindre une agence ? Être le sidekick d'un héros ? Malgré ce qu'il dit souvent pour plaisanter, son ambition n'est pas de devenir le plus fort ou le plus connu... mais le meilleur sur le plan humain.

Ah, les alters... Un vaste sujet. En tant qu'altéré, il est difficile d'en penser du mal. Même si Dai a longtemps détesté sa mutation héréditaire, il sait aujourd'hui que son alter et tout ce qui en a découlé, le bon comme le mauvais, a façonné la personne qu'il est aujourd'hui. Et il ne changerait ça pour rien au monde. Parce qu'après tout, quoi de plus cool qu'être un chat ? C'est le top. Peut-être qu'il aurait mieux vécu en héritant de la mutation de son père que de celle de sa mère... Mais au fond, il ne voulait pas le savoir.

Il considère donc les alters comme une bénédiction. Il est toujours impressionné de voir la diversité des alters, allant du plus incroyable, au plus puissant, au plus utile. Et mêmes les alters considérés comme faibles ou inutiles ! C'est une évolution de l'humain, et le Chat pense que c'est normal de l'accepter. C'est inscrit dans leurs gênes.

Mais il comprend aussi le rejet des non-altérés, ceux qui se considèrent comme "normaux". Il comprend que ça peut être difficile pour certaines personnes d'accepter un changement auquel elles ne sont pas confrontées. Quelque chose qu'elles jugent de pas naturel ou de dangereux. Et il est vrai que certains alters sont impressionnants voire terrifiants... Est-ce qu'il aurait eu la même opinion s'il avait été dans l'autre camp, sans défenses face aux altérés aux puissances inégalables ? Alors, si les lois leur permettent de vivre un peu plus l'esprit tranquille...

C'est la raison pour laquelle il veut participer au changement d'opinion de la société sur les altérés ; comme de partout, il y a des personnes avec des intentions louables, d'autres avec de mauvaises intentions ou intention de nuire aux autres. Il faut simplement... apprendre à se connaître et à connaître les autres.

Lorsque Dai était plus jeune et que son rêve de devenir en héros se transformait peu à peu en projet, qu'il rêvait les yeux ouverts, affalé sur son lit, il s'imaginait toujours le cursus pré-licence plutôt que la vraie vie de héros. Et forcément, lorsqu'il s'imaginait au lycée en cursus héroïque, c'était dans le bâtiment de Yuei. La mystique, réputée Yuei. C'est donc naturellement que son inscription s'est faite dans cette institution, puisqu'il s'était toujours projeté là-bas.

Mais à vrai dire, il s'était aussi inscrit à Chitsujo comme plan B. Si son inscription à Yuei était refusée, il aurait été bien entendu déçu mais il aurait disposé d'une seconde chance ; et elle aurait tout aussi bien fonctionné que la première. Mais à sa plus grande joie, les deux inscriptions avaient été retenues et il avait donc eu l'embarras du choix. Revenant à ses rêves d'enfants, sa décision s'était portée sur Yuei.